rilke carnets malte laurids brigge, Książki po francusku
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Rainer Maria Rilke
LES CAHIERS DE
MALTE LAURIDS BRIGGE
Traduction Maurice Betz
(1910)
11 septembre, rue TouilIer
.
C’est donc ici que les gens viennent pour vivre ? Je serais
plutôt tenté de croire que l’on meurt ici. Je suis sorti. J’ai vu des
hôpitaux. J’ai vu un homme qui chancelait et s’affaissa. Les gens
s’assemblèrent autour de lui et m’épargnèrent ainsi la vue du
reste. J’ai vu une femme enceinte. Elle se traînait lourdement le
long d’un mur haut et chaud, et étendait de temps à autre les
mains en tâtonnant, comme pour se convaincre qu’il était en-
core là. Oui, il y était encore. Et derrière lui ? Je cherchai sur
mon plan : maison d’accouchement. Bien. On la délivrera, rien
ne s’y oppose. Plus loin, rue Saint-Jacques, un grand bâtiment
avec une coupole. Le plan indique : Val de Grâce, hôpital mili-
taire. Je n’avais d’ailleurs pas besoin de ce renseignement, mais
peu importe. La rue commença à dégager de toutes parts des
odeurs. Autant que je pouvais distinguer, cela sentait
l’iodoforme, la graisse de pommes frites, la peur. Toutes les vil-
les sentent en été. Puis j’ai vu une maison singulièrement aveu-
gle. Je ne la trouvais pas sur mon plan, mais je vis au-dessus de
la porte une inscription encore assez lisible : Asile de nuit. À
côté de l’entrée étaient inscrits les prix. Je les ai lus. Ce n’était
pas cher.
Et puis ? J’ai vu un enfant dans une voiturette arrêtée : il
était gros, verdâtre, et avait visiblement une éruption sur le
front. Elle guérissait apparemment et ne le faisait pas souffrir.
L’enfant dormait, sa bouche était ouverte et respirait l’iodo-
forme, l’odeur des pommes frites, de la peur. C’était ainsi, voilà
tout. L’important était que l’on vécût. Oui, c’était là l’important.
*
Dire que je ne peux pas m’empêcher de dormir la fenêtre
ouverte ! Les tramways roulent en sonnant à travers ma cham-
bre. Des automobiles passent sur moi. Une porte claque. Quel-
que part une vitre tombe en cliquetant. J’entends le rire des
grands éclats, le gloussement léger des paillettes. Puis, soudain,
un bruit sourd, étouffé, de l’autre côté, à l’intérieur de la mai-
son. Quelqu’un monte l’escalier. Approche, approche sans arrêt.
Est là, est longtemps là, passe. Et de nouveau la rue. Une femme
crie : « Ah ! tais-toi, je ne veux plus ». Le tramway électrique
accourt, tout agité, passe par-dessus, par delà tout. Quelqu’un
appelle. Des gens courent, se rattrapent. Un chien aboie. Quel
soulagement ! Un chien. Vers le matin il y a même un coq qui
chante, et c’est un délice infini. Puis, tout à coup, je m’endors.
*
Cela, ce sont les bruits. Mais il y a quelque chose ici qui est
plus terrible : le silence. Je crois qu’au cours de grands incen-
dies il doit arriver, ainsi, parfois, un instant de tension extrême :
les jets d’eau retombent, les pompiers ne montent plus à
l’échelle, personne ne bouge. Sans bruit, une corniche noire
s’avance, là-haut, et un grand mur derrière lequel le feu jaillit,
s’incline sans bruit. Tout le monde est immobile et attend, les
épaules levées, le visage contracté sur les yeux, le terrible coup.
Tel est ici le silence.
*
J’apprends à voir. Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en
moi plus profondément, et ne demeure pas où, jusqu’ici, cela
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prenait toujours fin. J’ai un intérieur que j’ignorais. Tout y va
désormais. Je ne sais pas ce qui s’y passe.
Aujourd’hui, en écrivant une lettre, j’ai été frappé du fait
que je ne suis ici que depuis trois semaines. Trois semaines, ail-
leurs, à la campagne par exemple, cela semblait un jour, ici ce
sont des années. Du reste je ne veux plus écrire de lettres. À
quoi bon dire à quelqu’un que je change ? Si je change, je ne suis
plus celui que j’étais, et si je suis autre que je n’étais, il est évi-
dent que je n’ai plus de relations. Et je ne peux pourtant pas
écrire à des étrangers, à des gens qui ne me connaissent pas !
L’ai-je déjà dit ? J’apprends à voir. Oui, je commence. Cela
va encore mal. Mais je veux employer mon temps.
Je songe par exemple que jamais encore je n’avais pris
conscience du nombre de visages qu’il y a. Il y a beaucoup de
gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs.
Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use
naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants
qu’on a portés en voyage. Ce sont des gens simples, économes ;
ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur
suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire ? Sans doute,
puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu’ils
font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront. Il
arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas ? Un vi-
sage est un visage.
D’autres gens changent de visage avec une rapidité inquié-
tante. Ils essaient l’un après l’autre, et les usent. Il leur semble
qu’ils doivent en avoir pour toujours, mais ils ont à peine atteint
la quarantaine que voici déjà le dernier. Cette découverte com-
porte, bien entendu, son tragique. Ils ne sont pas habitués à
ménager des visages ; le dernier est usé après huit jours, troué
par endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, appa-
raît alors la doublure,
le non-visage
, et ils sortent avec lui.
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Mais la femme, la femme : elle était tout entière tombée en
elle-même, en avant, dans ses mains. C’était à l’angle de la rue
Notre-Dame-des-Champs. Dès que je la vis, je me mis à mar-
cher doucement. Quand de pauvres gens réfléchissent, on ne
doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils encore par trouver
ce qu’ils cherchent.
La rue était vide ; son vide s’ennuyait, retirait mon pas de
sous mes pieds et claquait avec lui, de l’autre côté de la rue,
comme avec un sabot. La femme s’effraya, s’arracha d’elle-
même. Trop vite, trop violemment, de sorte que son visage resta
dans ses deux mains. Je pouvais l’y voir, y voir sa forme creuse.
Cela me coûta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas
regarder ce qui s’en était dépouillé. Je frémissais de voir ainsi
un visage du dedans, mais j’avais encore bien plus peur de la
tête nue, écorchée, sans visage.
*
J’ai peur. Il faut faire quelque chose contre la peur, quand
elle vous tient. Ce serait trop terrible de tomber malade ici, et si
quelqu’un s’avisait de me faire porter à l’Hôtel-Dieu, j’y mour-
rais certainement. C’est un hôtel bien agréable, très fréquenté.
On peut à peine regarder la façade de Notre-Dame de Paris sans
courir le danger de se faire écraser, par l’une des nombreuses
voitures qui traversent le parvis, le plus vite possible, pour pé-
nétrer là-dedans. Petits omnibus qui sonnent sans discontinuer.
Le duc de Sagan lui-même devrait faire arrêter son équipage,
pour peu que l’un de ces petits mourants se fût mis en tête d’en-
trer tout droit dans l’hôtel de Dieu. Les mourants sont têtus, et
tout Paris ralentit quand M
me
Legrand, brocanteuse de la rue
des Martyrs, s’en vient en voiture vers certaine place de la Cité.
Il est à remarquer que ces petites voitures endiablées ont des
vitres opaques terriblement intrigantes, derrière lesquelles on
peut se représenter les plus belles agonies ; la fantaisie d’une
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